Embrujos

Embrujos.
Forêts, sorcières et mondes animés du cinéma espagnol.

Cette année, Cinespaña propose une plongée cinématographique dans la riche tradition culturelle des légendes et des croyances populaires espagnoles, encore particulièrement vivante dans le nord du pays. À travers une quinzaine de films historiques ou contemporains, forêts, sorcières, loups-garous, ogres, fantômes, métamorphoses et esprits des éléments viendront faire vibrer les écrans.
La séance inaugurale du cycle permettra de découvrir un film important et peu connu, El filandón (Chema Sarmiento, 1985), tourné il y a quarante ans et restauré récemment par la Filmoteca de Castilla y León. Film épisodique et choral, El filandón illustre plusieurs histoires issues de la tradition orale et constitue un document sur l’hybridation entre christianisme et paganisme.
Ces sortilèges ou embrujos ne se limitent d’aucune façon à un inoffensif merveilleux ou à une galerie aberrante de monstres. Ils constituent au contraire la face cachée et sans doute la plus fertile du fantastique espagnol. Ce courant, plus anthropologique et poétique qu’horrifique, ranime une vision proprement magique du monde au cœur de laquelle se trouve une conception animiste de la nature.
Comme le dépeint somptueusement le Tríptico elemental de España (José Val del Omar, 1953-1995) et, à sa suite, le magnifique Lúa vermella (Lois Patiño, 2020), chaque élément du monde naturel : les arbres, les herbes, l’eau, la boue, le feu, les nuages, les métaux, les corps et même les mots, sont dotés d’une vie et d’une force qui leur est propre. Le cinéma peut littéralement rendre visibles ces pouvoirs. Muyeres (Marta Lallana, 2023) rejoint cette vision du monde comme un organisme vivant où tout se mêle à travers la musique, les sons et les chants, qu’ils soient d’origine naturelle, animale ou humaine.
En tant que vision magique et horizontale du monde, l’animisme a été férocement combattu et réprimé par le biopouvoir naissant du capitalisme et de la science moderne. C’est ce dont témoigne l’intense persécution des sorcières qui s’est principalement déroulée dans le monde occidental aux XVIe et XVIIe siècles. Voyantes, sages-femmes, guérisseuses, enchanteresses et performatrices d’incantations, les sorcières furent combattues tant pour leur savoir empirique sur le monde naturel que pour le contrôle qu’elles exerçaient sur le corps féminin et la procréation.
Le cinéma, comme les théories sociales contemporaines, se fait largement l’écho de ce cruel épisode qui a longtemps anéanti le monde matriarcal. Le documentaire de Yolanda Pividal, A Witch Story (2022), nous rappelle l’histoire de cette persécution menée sur les deux rives de l’Atlantique dans une perspective clairement féministe. Le programme de courts-métrages ¡Que corra la voz! insiste sur l’importance de transmettre la parole hérétique des femmes et l’histoire orale des sorcières.
Deux fictions, Akelarre (Pedro Olea, 1984) et Les Sorcières d’Akelarre (Pablo Agüero, 2020), s’attachent à décrire de façon rigoureuse les procès en sorcellerie intentés à des femmes en Espagne au XVIIe siècle. Enfin, dans la lignée des théories de Silvia Federici, Un corps sous la lave d’Helena Girón et Samuel M. Delgado place au cœur de son récit la figure de la sorcière, comme un contre-modèle aux conquistadores, susceptible d’avoir évité les ravages de la colonisation des Amériques.
Nombre des films d’Embrujos se déploient dans la forêt. Parce qu’elle reste mystérieuse et qu’elle concentre de multiples formes de vie reliées entre elles, la forêt est le milieu privilégié des mythologies animistes et des métamorphoses. Dans El bosque del lobo (Pedro Olea, 1970), les bois sont un espace d’itinérance où les frontières entre humanité et animalité s’estompent. Pour la protagoniste de Trinta Lumes (Diana Toucedo, 2018), la forêt agit comme un seuil vers une dimension inconnue de l’existence. Enfin, El cebo (Ladislao Vajda, 1958) est un film noir et un conte silvestre où l’on croise aussi bien la vie que la mort.